Le conte de la béquille qui se désespérait
de n'avoir plus personne à soutenir.
Il était une fois une béquille qui avait beaucoup, beaucoup servi.
Le nombre de gens qu'elle avait soutenus, accompagnés, était impressionnant.
Elle avait passé l'essentiel de sa vie à ça.
Et aujourd'hui, elle terminait tristement une longue carriére de béquillage dans une chapelle pleine d'ex-voto, coincée entre une canne et une minerve laissés en remerciement par d'anciens miraculés ou simplement par tous ceux qui, guéris, n'avaient plus besoin d'être soutenus. La béquille hurlait une plainte interminable, à l'intérieur d'elle-même, à l'idée de passer sa vie clouée sur un mur.
Elle qui avait tant et tant voyagé...
Il faut le dire vraiment, cette béquille, bois et caoutchouc, c'est-à-dire corps et âme, était très triste. Elle se sentait profondément humiliée, vraiment inutile, en train de se dessécher.
Oui, de se dessécher de l'intérieur et même de l'extérieur.
Elle s'interrogeait sur l'ingratitude des humains, sur le sens de la vie. Elle cherchait à comprendre comment elle en était arrivée à cette situation.
---" Ce n'est pas juste, sitôt guéri, il m'a laissée tomber. J'ai encore la trace du coup contre mon front, quand il m'a lâchée après sa guérison.
Le pire c'est quand il m'a emmenée ici, et pendue au mur de cette chapelle... pour remercier son Dieu. C'est pas possible, moi qui ai tant fait pour lui. J'aurais pu lui tenir compagnie de temps en temps. Je ne l'aurais pas dérangé, je me serais faite toute petite..."
Ce jour là, pendant que cette béquille agitait en elle toutes ces pensées, un monsieur était entré par curiosité dans la chapelle. Admirant silencieusement tous les ex-voto, tous les remerciements dont regorgeait chaque mur et même le sol. Très absorbé, il avançait vers l'endroit où était accrochée la béquille.
Il levait les yeux vers la voûte, quand soudain la béquille abandonnée eut une idée de génie. Elle eut un tel sursaut de joie qu'elle se décrocha du mur, tomba en travers sur le chemin du monsieur qui avançait, le regard levé, fasciné par la rosace resplendissante qui illuminait de sa splendeur l'abside de la chapelle...Il ne vit pas la béquille barrant le passage.
Il trébucha, tomba lourdement et... se cassa non seulement une jambe mais aussi une épaule. Etendu sur le dos, le monsieur se mit à gémir doucement.La béquille de son côté soupira longuement.
---" Enfin, enfin... quelqu'un à aider, à soutenir, à accompagner, à protéger peut-être ! "
Le monsieur, atterré, souffrait terriblement.
---" Que vais-je devenir tout seul dans cette chapelle, personne ne sait ma présence ici. Des secours impossibles... Que vais-je devenir ? "
Dans, dans sa tête, il commençait une série de reproche contre lui-même :
---" Qu'est-ce qui m'a pris de venir ici ! Jamais je n'aurais dû voyager seul. "
Il se sentait prêt à accuser le ciel, le monde entier de sa nouvelle situation.
La béquille toute proche murmurait :
" Je suis là, je suis là, moi je peux vous aider.
Dans un premier temps il ne l'entendit pas. Il préférait s'injurier, injurier la vie de ce "malheur absolument injuste, qui lui tombait dessus " !
La béquille implorante, suppliante, câline, susurra :
---" Regardez-moi au moins, je suis là, tout près de vous, prenez-moi avec vous, vous verrez ça ira mieux...
Le monsieur essaya de se relever, hurla de douleur, tâtonna et sa main tremblante découvrit la béquille toute prête à servir, pleine de son désir de lui être utile, toute abandonnée à sa volonté de l'aider à tout prix...Quel soulagement pour chacun !
Ils se rencontrérent enfin, s'étreignirent longuement.
Une émotion immense les envahit tous les deux. Tout ce chemin parcouru en aveugles, tant d'obstacles traversés pour arriver enfin l'un à l'autre !
La béquille aussitôt se fit un serment secret :
---" Ah ! celui-là, je ne vais pas le lâcher de sitôt ! "
Ils quittérent la chapelle, l'un soulagé, presque heureux, l'autre apaisée, resplendissante de bonheur.
C'est ainsi que des béquilles ingénieuses s'arrangent pour s'attacher à quelqu'un en bonne santé en se rendant ABSOLUMENT INDISPENSABLE ! et se débrouillent pour ne plus le quitter.
Jacques Salomé : Contes à guérir...Contes à grandir. Ed. Albin Michel