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 Le conte des empreintes

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Solène
Éloquent
Solène


Nombre de messages : 4229
Date d'inscription : 06/10/2004

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MessageSujet: Le conte des empreintes   Le conte des empreintes EmptyLun 11 Juil - 23:26

Conte Brésilien
Le conte des empreintes


Depuis presque cent ans le vieil homme marchait. Il avait traversé l'enfance, la jeunesse, mille joies et douleurs, mille espoirs et fatigues. Des femmes, des enfants, des pays, des soleils peuplaient encore sa mémoire. Il les avait aimés. Ils étaient maintenant derrière lui, lointains, presque effacés. Aucun ne l'avait suivi jusqu'à ce bout du monde où il était parvenu. Il était seul désormais face au vaste océan.
Au bord des vagues il fit halte et se retourna. Sur le sable qui se perdait dans ses brumes infinies il vit alors l'empreinte de ses pas. Chacun était un jour de sa longue existence.

Il les reconnut tous, les trébuchements, les pas pesants des jours où l'accablaient des peines. Il les compta. Pas un ne manquait. Il se souvint, sourit au chemin de sa vie.

Comme il se détournait pour entrer dans l'eau sombre qui mouillait ses sandales, il hésita soudain. Il lui avait semblé voir à coté de ses pas, quelque chose d'étrange. A nouveau il regarda. En vérité il n'avait pas cheminé seul. D'autres traces, tout au long de sa route, allaient auprès des siennes. Il s'étonna. Il n'avait aucun souvenir d'une présence aussi proche et fidèle. Il se demanda qui l'avait accompagné. Une voix familière et portant sons visage lui répondit :

- C'est moi.

Il reconnut son propre ancêtre, le premier père de la longue lignée d'hommes qui lui avaient donné la vie, celui que l'on appelait Dieu. Il se souvint qu'a l'instant de sa naissance ce Père de tous les pères lui avait promis de ne jamais l'abandonner. Il sentit dans son cœur monter une allégresse ancienne et pourtant neuve. Il n'en avait jamais éprouvé de semblable depuis l'enfance. Il regarda encore. Alors, de loin en loin, il vit le long ruban d'empreintes parallèles plus étroit, plus ténu. Une trace de pas, certains jours de sa vie, était seule visible. Il se souvint de ces jours. Comment les aurait-il oubliés ?

C'étaient les plus terribles, les plus désespérés. Au souvenir des heures misérables entre toutes, où il avait pensé qu'il n'y avait de pitié ni du Ciel ni sur Terre il se sentit soudain amer, mélancolique.

- Vois ces jours de malheur, dit-il. J'ai marché seul. Où étais-tu, Seigneur, quand je pleurais sur ton absence ?

- Mon fils, mon bien-aimé, lui répondit la voix, ces traces solitaires sont celles de mes pas. Ces jours où tu croyais cheminer en aveugle, abandonné de tous, j'étais là, sur ta route. Ce jours où tu pleurais sur moi, je te portais.

Livre d'amour et de sagesse
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Solène
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Solène


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MessageSujet: Re: Le conte des empreintes   Le conte des empreintes EmptyLun 11 Juil - 23:27


La mère des contes


Où sont dont nés les contes, et pourquoi ? Une femme l'a su, aux premiers temps du monde. Qui l'a dit à la femme ? L'enfant qu'elle dans son ventre. Qui l'a dit à l'enfant ?
Le silence de Dieu. Qui l'a dit au silence ?

Il était pour la première fois, dans la grande forêt des premiers temps, un rude bûcheron et son épouse triste. Ils vivaient pauvrement dans une maison basse, au cœur d'une clairière. Ils n'avaient pour voisins que des bêtes sauvages et ne voyaient passer, dehors, par la lucarne, que vents, pluies et soleils. Mais ce n'était pas la monotonie des jours qui attristait la femme de cet homme des bois et la faisait pleurer, seule, dans sa cuisine. De cela elle se serait accommodée, bon an, mal an. Hélas, en vérité, son mari avait l'âme aussi broussailleuse que la barbe et la tignasse. C'était cela qui la tourneboulait. Caressant, il l'était comme un buisson d'épines, et quand il embrassait en grognant sa compagne, ce n'était qu'après l'avoir battue. Tous les soirs il faisait ainsi, dès son retour de la forêt. Il poussait la porte d'un coup d'épaule, empoignait un lourd bâton de chêne, retroussait sa manche droite, s'approchait de sa femme qui tremblait dans un coin et la rossait. C'était sa façon de lui dire bonsoir.

Passèrent mille jours, mille nuits, milles roustes. L'épouse supporta sans un mot de révolte les coups qui lui pleuvaient chaque soir sur le dos. Vint une aube d'été sur la clairière. Ce matin-là, comme elle regardait son homme s'éloigner sous les grands arbres, sa hache en bandoulière, elle posa les mains sur ses hanches et pour la première fois depuis le jour de ses épousailles elle sourit. Elle venait à l'instant de sentir une vie nouvelle bouger là, dans son ventre. "Un enfant !" pensa-t-elle, tremblante, émerveillée.

Mais son bonheur fut bref, car lui vint aussitôt plus d'épouvante qu'elle n'en avait jamais enduré. "Misère, se dit elle, qui le protégera si mon mari me bat encore ? En me cognat dessus, il risque de l'atteindre. Il le tuera peut-être avant qu'il ne soit né. Comment sauver sa vie ? En n'étant plus battue. Mais comment, Seigneur, ne plus être battue ?"

Elle réfléchit à cela tout au long du jour avec tant de souci, de force et d'amour neuf pour son fils à venir qu'au soir elle sentit germer une lumière.

Elle guetta son homme. Au crépuscule il s'en revint, comme à son habitude. Il prit son gros bâton, grogna, leva son bras noueux. Alors elle lui dit :

Attends, mon maître, attends ! J'ai appris aujourd'hui une histoire. Elle est belle. Écoute la d'abord, tu me battras après.

Elle ne savait rien de ce qu'elle allait dire, mais un conte lui vint. Ce fut comme une source innocente et rieuse. Et l'homme demeura devant elle captif, si pantois et content qu'il oublia d'abattre son bâton sur le dos de sa femme. Toute la nuit elle parla. Toute la nuit il l'écouta, les yeux écarquillés, sans remuer d'un poil. Et quand le jour nouveau éclaira la lucarne, elle se tut enfin. Alors il poussa un soupir, vit l'aube, prit sa hache et s'en fut au travail.

Au soir gris, il revint. Elle l'entendit pousser la porte à grand fracas. Elle courut à lui.

Attends, mon maître, attends ! Il faut que je te dise une nouvelle histoire. Écoute la d'abord, tu me battra après !

A l'instant même un conte neuf naquit de sa bouche surprise. Comme la nuit passée son époux l'écouta, l'œil rond, le poing tenu en l'air par un fil invisible. Le temps parut passer comme un souffle. A l'aube elle se tut. Il vit le jour, se dit qu'il fallait partir pour la forêt, prit sa hache et s'en alla.

Et quand le soir tomba vint encore une histoire. Neuf mois, toutes les nuits, cette femme conta pour protéger la vie qu'elle portait dans le ventre. Et quand l'enfant fut né, les contes des neufs mois envahirent la terre. Bénie soit cette mère qui les a mis au monde. Sans elle les bâtons auraient seuls la parole.

Henri Gougaud- l'arbre d'amour et de sagesse - contes du monde entier - seuil - 1992

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