Les amour sucrées de Blues et Orge
En douce, le soleil ramollit la neige épaisse. À la brunante, le froid dur reprend le dessus. La neige granuleuse émaille le sol de papillotes dorées comme si un pâtissier sorcier avait, d'un fabuleux coup de spatule enchantée, glacé la terre avec la voie lactée.
Orge est un jeune homme qui ne fait jamais rien comme les autres. Quelle histoire abracadabrante va-t-il imaginer ? Que lui prépare le destin ? On se le demande !
Cette nuit-là, Orge rentre chez lui au clair de lune. Pour raccourcir sont trajet, il lui vient la brillante idée de couper à travers bois. La neige feuilletée portera-t-elle son poids ? Il fait un pas, ça va. Un deuxième, ça tient bon. Il quitte le sentier tout tracé pour s'aventurer sur la surface gelée. Ses mocassins moelleux battent la neige Crunch... Crunch...Crunch... font écho. Orge a l'impression de marcher sur une grande peau de caribou tendue entre les arbres.
L'eau du ruisseau gargouille sous une couche de glace transparente.
- L'hiver tire à sa fin ! se dit orge.
Il voit dans sa tête voler en V de majestueux voiliers1 d'outardes qui bientôt donneront le signal du printemps.
- MMMMMMMMM...OOOOOOOO....MI MI MI MI MI ...
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Orge revient sur terre, s'immobilise près d'un impressionnant tronc d'arbre rond, élancé, qui étale une tête panachée dans le ciel étoilé.
- Que sont ces sons ?
Il entend son cœur bondir. Boum ! Boum ! Boum ! Il prête l'oreille, tire le cou, croit percevoir à travers les branches givrées des froissements d'ailes, des vocalises, des frémissements MMMM...MI MI MI MI...
- Qui peut bien chantonner à une pareille heure au cœur des bois ?
- HOU... HOU...
- Ah que je suis bête ! Un hibou ou peut-être même une meute de loups ! Mon imagination me joue des tours. J'entre me coucher sans détour.
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Orge n'arrive pas à fermer l'œil de la nuit.
- Oui....J'ai l'ouïe fine...J'ai bel et bien entendu une voix !
Il tente par tous les moyens de se débarrasser de cette idée fixe. Peine perdue. Elle l'obsède, lui colle au cerveau.
À midi, il en a souper de ruminer. Sa décision est arrêter.
- J'en aurai le cœur net. J'y retourne. Je verrai bien ce qu'il en retourne !
Raquettes aux pieds, un sac bien dodu en bandoulière, Orge déterminé arrive tôt sur les lieux. Il s'installe à son aise dans la cabane en bois rond des chasseurs de chevreuils et s'empresse de se régaler de belles tranches de bannik2 aux bleuets que sa mère, un cordon-bleu, lui a préparées. Il s'allonge sur son sac de couchage, se laisse bercer par de savoureux souvenir qui enivrent son cœur et son esprit vagabond. Il bâille, soupire, s'assoupit, sombre dans l'oublie. Orge est au septième ciel, tandis que dehors...
Orge se dresse, silencieux, sur son séant, arrondit les yeux, plisse le front. Un bruissement troublant le tire de sa rêverie. Il s'excite, se précipite, convaincu bien avant d'avoir vu d'avoir attendu. Stop. Une pause. Dans l'air froid de la nuit, monte une mélodie chaude et claire.
- Chut ! c'est l'eau du côté du ruisseau ! Non... plutôt là-haut dans la talle de gros bouleaux blancs... Pourtant, j'entend...
Il chasse l'idée d'un fantôme qui frôle son esprit. Il est transporté par une musique, temps l'oreille, s'accroche aux dernières notes.
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Orge explore à fond la forêt et les sous-bois à la recherche d'indices. Il scrute la surface farinée de la neige, contourne les arbres, renifle. Une odeur de miel flotte dans l'air. Il visite le nid de Perdrix. Ébouriffée, elle s'envole en froufroutant. Un lièvre tape le fond de son terrier de ses pattes plates. Des écureuils se querellent pour une histoire de noisettes. Il y aura de la casse. Toute cette vie lui semble bien normale. Orge retourne à sa cabane, le cœur serré de n'avoir pas trouvé.
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La nuit suivante, c'est le silence qui réveille le dormeur. Orge ouvre la porte de sa cabane sur un paysage ouaté. Un doux papier de soie froissé emballe les souches, les bosquets, les rochers. Il se glisse entre les capuchons de neige. Un ruban de lune trace un long sentier scintillant à travers la forêt. Oh ! Et là, tout près, une jeune fille élancée, au teint noisette, les yeux en amande, drapée de jaune clair, danse une ronde autour des érables, fredonne, chantonne. Elle tient d'une main une plume d'aigle3, de l'autre un cassot4 d'écorce de bouleau. Comme une abeille, elle butine, effleure un érable de sa baguette magique, cueille trois gouttes de sève.
Orge la dévore des yeux jusqu'à l'aube. Au petit matin, la fée file sur le rayon de lune et se fixe au ciel où elle étincelle parmi les étoiles. Les aurores boréales lui font la fête, danser une farandole, pirouettent, se pavanent, font des piqués, des entrechats et tirent leur révérence !
Orge capote, le cœur en compote, se frotte les yeux, se pince.
- Oui, c'est bien vrai, ses cheveux caramel, son parfum de miel, sa voix pure...
Le coup de foudre ! Il a le goût de la revoir. Orge est amoureux ! Il veut lui déclarer sa passion. Mais il tombe vite des nues ! Comment s'y prendre ?
Le jeune prétendant mijote un plan qu'il met de l'avant sur-le-champ. Du matin au soir, il entaille, enfonce des gouttelettes, tire la moelle des arbres. Chaussé de raquettes, il court l'érablière5. Comme elle, il cueille la sève.
Au beau milieu du croissant6, le soupirant dépose tendrement au pied du plus bel arbre un petit tonneau d'écorce de bouleau débordant d'une eau succulente. Son cadeau est richement décoré de lunes, d'étoiles, de coeurs.
À minuit, elle lui apparaît plus ravissante que jamais dans ses dentelles pastel. Son chant est doux et poétique comme une brise de printemps. Elle chante, butine, bute sur le beau cassot d'eau.
- Oh ! Qu'est-ce que c'est ? chuchote-t-elle dans un filet de voix.
- Mademoiselle, c'est de moi, Orge ! murmure-t-il ému, un chat dans la gorge. Toutes les nuits, je t'observe cueillir la sève. Si par malheur la lune se cache derrière les nuages, je suis triste et j'attends dans l'espoir de te revoir un autre soir...
Orge et Blues, c'est là son vrai nom, se lient d'amitié. La belle Blues lui confie son secret.
- Je suis la sucrière de l'univers. Je récolte la sève sucrée des érables et la transforme en cristaux qui font briller tous les astres du cosmos.
Et le plus simplement du monde, d'une conversation à l'autre, s'engendre un amour tendre, naissent des projets. Mais la lune entre résolument dans son croissant. Le ruisseau est gonflé par la crue des eaux7. Les érables ne coulent plus. Le temps des sucres et des amours est fini. En se séparant, les amoureux jurent de se retrouver au printemps suivant.
- Blues, s'il le faut, je te ferai la cour toute ma vie !
L'étoile scintillera toute l'année pour lui. C'est promis ! Blues caresse Orge de sa plume enchantée et lui souffle à l'oreille de sa voix céleste : « Tu seras toujours mon sucre d'orge ! »
Et depuis ce jour, les Québécois font avec amour et délices du sucre d'érable.
1. Au Québec , on dit souvent « voiliers » pour volées d'outardes.
2. Pain des Amérindiens fait à la base de farine de maïs.
3. Chez les Amérindiens, la baguette des magiciens est remplacée par une plume,
4. Les Amérindiens confectionnaient des récipient « cassots » avec l 'écorce de bouleau. Ce sont d'ailleurs les Amérindiens qui ont montré aux Européens comment cueillir et bouillir la sève des érables pour en faire du sirop.
5. L'expression « courir l'érablière » veut dire aller d'un arbre à l'autre pour cueillir la sève.
6. Un dicton dit : « Quand on entaille dans le croissant de la lune, les érables coulent beaucoup plus. »
7. Un dicton dit que la crue des eaux annonce la fin du temps des sucres.