Un oeuf à remonter le temps
Ce matin là, encore un peu dans le brouillard, j'étais tranquillement entrain de me régaler d'un oeuf à la coque. Je m’apprêtais à avaler avec délice une mouillette bien dorée mais au moment où je la portais à ma bouche, salivant de plaisir, mon grand-père qui m’observait, me dit :
- sais-tu, fiston que toute la vie est inscrite dans un œuf ?
Je levais les yeux un peu surpris et passablement désolé d'interrompre mon festin.
- Regarde la terre, poursuivit-il, elle est ronde comme un oeuf et la lune quand elle est pleine et le soleil...
- Oui c'est vrai ! répondis-je poliment, espérant mettre fin à la diatribe de mon grand-père. Mais c’était mal le connaître, quand il était lancé, plus rien ne pouvait l’arrêter :
- Et toi, sais-tu que tu viens d'un œuf ?
Il ne manquait plus que cela, soupirai-je intérieurement et pour le détourner de son sujet, sur le ton de la dérision, je lui répondis :
- Quand même grand père, maman n'est pas une poule !
- Certes pas, répliqua mon grand-père, le plus sérieusement du monde, mais dans son ventre, il y avait un œuf !
Je commençais à regarder mon oeuf à la coque avec dégoût :
- Je préfère les oeufs au chocolat !
Mon grand père se tu, puis il reprit après un moment de silence :
- Fiston, il y a des choses qu’il faut que tu saches, écoute moi bien !
Il prend sa respiration et le regard perdu vers ses souvenirs, il se met à raconter :
- Au commencement était un grand cercle calme, tranquille, harmonieux, rond comme un œuf. Quand tout à coup, ça a fait « boum »… Il y eut une explosion terrible et le monde tel que je le connais et tel que tu le connais, est apparu.
La terre si bleue, veinée de ses fleuves et rivières, ses forêts denses porteuses de légendes, sa végétation luxuriante et nourrissante, ses déserts arides propres à la méditation, ses montagnes qui nous incitent à nous dépasser, ses mers et océans qui vous font voyager…
Et puis le ciel…mais pour le ciel c’est une autre histoire…
On raconte, en effet, que la voûte céleste était une femme. Une femme splendide et généreuse : le soleil était son ventre rond, la lune son bas ventre et les étoiles une multitude de seins pour allaiter.
A cette époque il n’y avait pas la moindre trace d’homme sur terre et cette femme, quand elle a vu toutes les richesses qu’il y avait sur terre, s’est écriée :
- C’est ici que je laisserai ma descendance !
- C’est alors que s’est produit quelque chose d’extraordinaire, fiston ! Comme tu le sais, il y a dans le ciel de la poussière d’étoile. Eh bien, elle s’est transformée en semence d’or et elle s’est répandue en traînée sur le ventre de la grande dame. C’est ainsi que cette femme a mis au monde les premiers hommes. Ils sont sortis de la lune et elle les a nourris de ses seins. Sur chaque étoile était accroché un petit d’homme. Mais bientôt, il y eut tellement d’enfants que c'était épuisant pour elle de s'occuper de tous. Alors elle eut l'idée de créer des femmes à son image pour s'occuper des hommes.
- Etoiles ! a t’elle crié, filez sur terre, faites vous un corps de glaise, un corps à mon image : avec un ventre bien rond, deux seins, l’un pour l’homme, l’autre pour l’enfant ! et un bas ventre en forme de demi lune.
Les étoiles les plus aventureuses ont obéi. Quand elles ont touché terre, elles se sont fabriquées un corps de femme et comme elles étaient très coquettes, elles ont fait merveille. Tant et si bien que lorsque les hommes se sont retournés et les ont vues, ils ont été subjugués par tant de beauté. Ils se sont approchés, irrésistiblement attirés par elles. Ils se sont enlacés, embrassés, mélangés et de leurs unions sont nés des enfants. Des enfants moitié de chair, moitié de terre. Au fil du temps, de leurs corps, la terre a disparu et ils sont devenus tout entier de chair. Mais au cœur de chacun d’eux, ils ont gardé et ils garderont toujours une parcelle d’étoile.
- Quant à la voûte céleste ! petit, depuis cette aventure, elle se repose. Et du haut des cieux, elle surveille qu'il y ait sur terre assez d'hommes et de femmes pour s'aimer.
En écoutant mon grand-père, J'avais complètement oublié mon oeuf et quand je l'ai regardé de nouveau, j'ai cru le voir tourner comme la terre autour du soleil. Et ce jour là, en suçant ma mouillette jaune d'or, j’avais l’impression d’être l’un de ces hommes qui tétait les étoiles.
Conte publié sur conteur.com le 07-04-2004