Le charbonnier est maître chez soi
Que de fantômes de monarques, de princesses, de guerriers, d’illustres artistes et de grands écrivains ne cessent de hanter encore le parc peuplé de souvenirs et les vastes salles désertes du château de Fontainebleau, de même que les vieux sentiers de sa forêt majestueuse...
Voici l’aimable anecdote d’où nous vient le proverbe : « Charbonnier est maître chez soi. »
François Ier s’étant égaré au cours d’une partie de chasse dans cette forêt de Fontainebleau, séparé de tous ses compagnons, sentant déjà la nuit venir, une nuit pluvieuse et froide, se trouve conduit par le hasard vers la porte d’une chaumière à la fenêtre de laquelle tremblote une faible lueur. Plutôt que d’attendre le jour à patauger parmi les feuilles mortes, la mousse et la boue des halliers, il préfère toquer à l’huis de cette cabane solitaire et y demander le gîte et le pain, en se gardant, bien entendu, de révéler à ses hôtes d’un soir ses prérogatives royales.
Jetant un coup d’oeil à travers la vitre embuée de crasse et de fumée, il aperçoit, assise au coin de l’âtre, une femme à l’humble maintien qui file sa quenouille... Quelle misère en ce taudis ! D’abord son aspect le rebute ; mais n’ayant pas le choix d’une autre habitation, il frappe à la porte basse et chenue.
- Entrez ! Répond la paysanne, qui se lève, ébahie de stupeur, à la vue de cet étranger, robuste et d’agréable apparence, qui, les yeux fleuris d’un bon sourire, s’incline et la salue respectueusement.
- Excusez-moi, dit-il, de troubler votre solitude ; mais je suis un voyageur perdu qui vous prie, jusqu’au lever du jour, de lui accorder votre hospitalité.
- Il faut assister son prochain comme le Bon Dieu nous le recommande, répond-elle, tremblante encore d’émotion ; mais, hélas monsieur le voyageur, mon mari et moi ne sommes pas riches ; et si notre soupe vous convient, ainsi qu’un lit de feuilles sèches où vous pourrez dormir au chaud, nous vous les offrons de grand coeur.
- Je les accepte d’autant plus que j’aime la bonne soupe et que j’ai horreur de passer la nuit dans la société des hiboux... Mais, au fait, où est votre mari ?
- Du côté des Gorges de Franchard... Il va rentrer dans un instant... Le pauvre ! il travaille dur et de l’une à l’autre étoile...
- Quel est son métier ?
- Charbonnier !... un vrai métier d’homme des bois. A vivre toujours tout seul et à ne parler qu’avec les arbres ça le rend sauvage et bourru... Mais c’est tout de même un brave garçon !...
S’empressant avec bonne grâce, elle avance près du foyer qu’elle alimente d’un fagot, le meilleur siège de la pièce. Le roi s’y assied avec plaisir, harassé par sa longue course.
Or, tandis qu’il savoure un délicieux repos, tendant ses bottes à la flamme, ragaillardi par la douce chaleur, la porte, s’ouvrant brusquement, livre passage à un rustre barbu, hirsute, loqueteux, pareil à quelque Belzébuth, tant son visage est barbouillé d’une poudre charbonneuse... C’est le maître du logis. Sa femme le met au courant de la présence de leur hôte. :. Loin de se perdre à son égard en compliments et saluts obséquieux, il commence d’abord par ôter son chaperon, gorgé d’eau comme une éponge, qu’il secoue à tour de bras sans souci d’arroser ses voisins... Pour sa guenille de manteau il use des mêmes manières... Puis, s’adressant à l’inconnu :
- Holà ! compagnon ! Je suis brisé de fatigue. Veuillez me céder mon fauteuil pour que je m’y étire un peu... Vous voyez, j’agis rondement, comme vous le feriez chez vous... Etant ici mon propre souverain, j’ai le droit d’y donner des ordres. Charbonnier est maître chez soi.
Amusé de l’aventure, séduit par cette franchise, le prince goûte le proverbe et, riant, cède le fauteuil. Il s’assied sur un escabeau et la conversation s’engage.
Notre homme se plaint d’abord des impôts qui ruinent le pauvre monde.
- Tenez !... moi... si j’étais le roi... je supprimerais les impôts...
Ainsi le prince et le vilain s’entretiennent à bâtons rompus, tandis que la femme prépare la table. La soupe va être servie, chacun se dispose à y faire honneur, lorsque le rustre, se levant, en guise de satisfaction, administre sur l’épaule du prince la claque la plus retentissante qu’un monarque ait jamais reçue de la patte d’un charbonnier.
- Ah !... vous !... au moins... vous me plaisez ! Je vous tiens pour un bon bougre !...
- Moi de même, répond François, tandis qu’il se frotte l’échine, mais vos sentiments d’amitié ont de cuisantes expressions !
- Aussi, pour fêter ce beau jour où nous sommes devenus des « compaings », on ne va pas se contenter d’une simple écuelle de soupe... Ouste ! Femme, va quérir à la cave un copieux cuissot de chevreuil tandis que j’apprête la broche.
Un délicieux fumet de venaison flatte bientôt l’odorat des convives.
- Quelle pièce magnifique ! s’étonne le souverain. Qui vous en a fait cadeau ?
- Mais... le roi... naturellement ! Pas lui-même, en personne... pas le roi en chair et en os !... Mais c’est pourtant lui qui régale... C’est un chevreuil de la forêt...
- ... que vous chipâtes au piège ?
- ... comme ça m’arrive quelquefois !... Il faut bien prendre ce qu’on peut... Le prince nous prend bien nos sous ! Ça rétablit l’équilibre... Pour arroser ce gibier, nous viderons quelques vieux pots...
- Quoi ?.. vous avez aussi du vin ?
- ... et d’une origine fameuse !... Du vin de la Treille du roi !
- Encore... du roi ?
- Bien sûr !... et qui ne me coûte pas cher... Ce sont les clients qui me l’offrent quand je leur livre mon charbon.
Ainsi la soirée se prolonge, puis, satisfaits, l’âme en soleil, les convives gagnent leur couche. A l’aube, des appels de trompes et des abois de chiens résonnent près du logis.
« Bonnes gens ! clame-t-on du dehors, Sa Majesté se trouve-t-elle ici ? »
Ce sont des gardes du château qui, accompagnés de nombreux courtisans, se sont lancés à sa recherche.
Dans leur sincère plaisir de retrouver le prince sain et sauf, leur cri de Vive le roi ! jaillit comme une fanfare.
A ce cri, frappé de terreur, le charbonnier, perdant la tête, découvre enfin la vérité.
Le malheureux, à genoux, étreint les jambes du monarque.
- Sire !... grâce... pitié... pitié...
- Hé bien ! quoi ?.. Qu’est-ce qui te prend ?
- Ah ! j’étais loin de me douter... Oubliez mes sottes paroles... J’ai si grand-peur d’être pendu...
- Hé ! qui donc parle de te pendre ? Grand nigaud, remets-toi debout... Tu as parlé en maître chez toi : ainsi agit tout honnête homme... D’ailleurs, en pacte d’amitié, je vais te rendre la bourrade que, si aimablement, tu m’appliquas hier soir, mais dont j’ai l’épaule encore meurtrie.
Abattant la main sur son dos :
- Attrape ! et nous sommes quittes !... Et maintenant, causons un peu... C’est moi qui suis ton obligé... Songe que, sans ton accueil, j’aurais attendu le jour, à grelotter dans les ténèbres, au risque d’attraper la mort... Au fond, tu m’as sauvé la vie... Quant aux idées que tu as émises, sache, mon gaillard, qu’elles m’ont instruit... Il existe des vérités qu’il est bon qu’un prince connaisse pour apprendre à bien gouverner...
Et lui tendant une bourse remplie de pièces d’or, il ajoute :
- Et maintenant, es-tu content ?
- Ah ! vraiment, Sire, sans mentir, on peut dire aujourd’hui de Votre Majesté ce qu’on disait du roi défunt : « Vous êtes le Père du Peuple ! »
Par Ch. Quinel et A. de Montgon