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 Le Vétéran

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AuteurMessage
Solène
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Solène


Nombre de messages : 4229
Date d'inscription : 06/10/2004

Le Vétéran Empty
MessageSujet: Le Vétéran   Le Vétéran EmptyMar 12 Juil - 0:13

Le Vétéran

Avec Tatari, mon amie, on était allé se promener du côté de Tateyama. Pour voir le Fuji-Yama, le Fuji-Sàn, on disait... En fait, c'était pour se voir à nous. On le sait bien, les voyages à deux ne servent qu'à ça...
Ce jour-là, c'était la fête des garçons. Pour la fête des garçons, les Japonais hissent des poissons de toile sur des mâts dans des jardins, des poissons grands de 3 ou 4 mètres au moins. Et c'est le vent qui les gonfle par la bouche, par l'ouverture. Alors, ça fait drôle, on voit partout ces poissons-là, Oriflammes, étendards, bannières, ou joujoux perpendiculaires.
Poissons-tissus dressés, comme des guerres, froissés comme des consciences. J’ai dit à Tatari que si au Japon pudibond, le désir ne se camouflait pas tant, aux petites filles et aux putains, on pourrait offrir le vent et la mer, aussi.
Mais elle a souri, les yeux graves comme une tombe, elle a dit que je ne ferai jamais que de la poésie d’homme…
Et c’est là qu’on a trouvé le Vétéran. Enfin, que le vétéran nous a accostés. Je l’appelle le Vétéran parc que c’est un vétéran de la guerre de Pearl Arbore.
Il nous l’a dit tout de suite dans un anglais de mâchicoulis, un anglais qui dégoulinait. Il n’aimait pas les Américains (nobody’s perfect), et il nous a chaleureusement serré la main quand j’ai dit que j’étais français.
Il avait un ventre énorme et obscène que n’arrivait pas à cacher un tee-shirt gris alcoolo. Le nombril à l’air et rebondi. Un nombril cyclope.
Je crois qu’il faisait un peu peur à Tatari. Comme le vent soufflait - et pas très chaud -, elle en a profité pour me suggérer de lever l’ancre. Le vétéran a dû comprendre car il m’a pris par le bras et m’a invité à boire, en me montrant une buvette de planches, sur la plage, où s’affairaient deux ou trous autres ivrognes.
J’y suis allé, un peu à contre-cœur, à contre-courant de Tatari surtout. Mais je n’ai jamais su me débarrasser des amitiés encombrantes comme des souvenirs d’enfance et de village. De celles qui me collent comme des chewing-gums.
Le Vétéran a tenu à nous offrir une bouteille d’eau gazeuse à chacun, avec une petite boule à l’intérieur, dans le goulot, qu’il faut chasser par un bâton ou un stylo. C’était rigolo. Il parlait vraiment mal l’anglais et ne voulait pas s’adresser à Tatari en japonais. Vieux tropisme machiste sans doute. Il était, contre toute attente, propriétaire de la gargote en planches.
Et il m’a entraîné pour voir sa machine à glaçons. Sa dernière acquisition sans doute, il en paraissait fier comme un gamin d’un vélo neuf.
Bon. Vous ignorez peut-être le fonctionnement d’une machine à glaçons, et vous avez vécu sans remords jusqu’à présent. Je sais que l’on peut vivre sans. Sans machine à glaçons aussi…
Enfin, j’ai dû subir une explication technique abracadabrante. De temps en temps, je hochais la tête comme un chien de plastique sur une plage arrière de voiture. Ou comme ces petits santons de vieilles églises, quand vous mettiez cinq sous ; ça voulait dire « oui » et « merci » à la fois. Oui, merci de m’expliquer le fonctionnement de la machine à glaçons…
C’est alors que j’ai vu le Vétéran remplir une bassine d’eau et poser le tuyau qui alimente la machine dedans. Normalement, c’est le robinet direct qui envoie la flotte. Il a trempé sa tête dans l’eau, comme pour se laver le visage, et des sons glouglouteux giclaient hors de la bassine. Comme font les gamins dans la Dordogne, l’été. Avec des gros mots à la clef ; des « Marie-Claire est une salope ! » injustes et mensongers qui rebondissement glotte à glotte sur le courant… Jurer sous l’eau c’est amusant.
Il a vidé la bassine, l’a remplie à nouveau et m’a proposé d’en faire autant. En m’invitant du geste à tremper ma tête dans la bassine…C’est là, voyez-vous, que je regrette mes amitiés encombrantes…Je me suis exécuté sous le regard moqueur de Tatari.
J’ai gargarisé tout seul dans la bassine, otarie Grandgousier devant Tatari qui se marrait. J’ai dit des mots sans suite, j’ai dit « Tatari-St Paganoul- on est bien- Périgord- le vent souffle-bon-j’arrête… » J’ai relevé la tête, et le Vétéran m’a passé une serviette… Tatari toujours pliée en deux, plus narquoise qu’une Québécoise. Mais là où ça m’a fait du bien c’est que le Vétéran a demandé aussi à Tatari de faire pareil. Et il a fallu qu’elle s’exécute, d’autant plus que je ne me suis pas fait prier pour insister…
Elle a trempé son visage dans la bassine et a grommelé des paroles aquatiques, elle aussi ; ça n’a pas duré longtemps. L’eau et la femme s’entendent bien. Le Vétéran a dit que ça allait comme ça. Puis il a versé la bassine dans la machine à glaçons et on a attendu.
J’ai offert une eau gazeuse pour la peine, en attendant. Le Vétéran a pris un saké. Il nous a expliqué que nos paroles seraient ainsi conservées dans les glaçons. Qu’il nous suffira de les emporter avec nous, et de les démouler pour écouter nos dires dans la bassine.
Le Vétéran a dit que longtemps, dans le Japon propret, les amoureux partaient vers les neiges de l’Hokkaïdo pour enregistrer des mots gelés, qu’ils ramenaient à leurs fiancées, Comme à Nashville où vous pouvez faire un disque en dix minutes.
La parole se conserve comme de la glace. Mais elle fond comme elle.
Tatari semblait la moins étonnée. Moi, je nageais en pleine magie ; alors, on est parti avec les glaçons dans une petite cantine de fer blanc. Je sais qu’il a fallu faire vite.
Puis tout de suite à l’hôtel, on a rangé la boîte dans le freezer du réfrigérateur.
Et le soir, de temps en temps, on prenait un glaçon et on l’écoutait fondre.
Dans ses glaçons à elle, elle avait mis de tout. Des cris pétillants comme des sodas, des mots de tous les jours avec des chemisiers à son odeur, des paroles qu’on ne dit que tard le soir au couvent d’un oreiller.
Elle avait mis le verbe être et le verbe avoir, coquetterie d’écolière, pour leur faire oublier qu’ils ne sont que des auxiliaires…
Elle avait mis des lettres ébréchées comme des timbres.
Parfois, je prenais un glaçon à elle dans ma bouche et je dégustais. Parfois, elle prenait aussi un des miens avec mes mots de travers, et le faisait fondre d’excuses, à petit feu.
Elle m’envoûtait ma langue d’Oc, la roturière, dans son palais. Elle me donnait plaisir jusqu’à parlure ;
Et quand langues n’étaient plus suffisance, nous partagions alors le même silence
C’était le Fête des Garçons. C’était ma fête. C’est comme ça qu’on a su qu’on s’aimait, Tatari et moi.
Et le bruit des glaçons dans un verre ne nous a jamais tenté ; on avait mieux à faire.
D’ailleurs, le bruit des glaçons dans un verre, il ressemble aux cloches des églises perdues dans la mer.
Et si aujourd’hui, il m’arrive de boire des alcools bien frappés, dans quelques modernes fontaines, c’est parce que je suis un homme ; et que mon aventure est humaine.




Conte publié sur conteur.com le 28-09-2003
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