BUTIN DE DIEUX
« Phémios, tu connais bien des aventures dans la geste des dieux et des héros. Chantes-en une », dit Pénélope à l’aède. Et l’aède se met à chanter.
C’est au temps du temps d’avant le Temps. Du temps où de la béance surgit Gaïa la terre et Ouranos le ciel étoilé. Puis vient Chronos, le Temps, et c’est déjà le temps de l’Histoire : à l’origine de l’histoire, l’histoire des guerres où tout commence par le rapt des femmes écrira Hérodote.
L’aède chante
Io la première raptée
Io jeune fille d’Argos
Io princesse en Argaulide , prêtresse d’Héra,
Io fille d’Inachos le dieu-fleuve, fils d’Océan et de Thétys, là bien avant la race humaine
I O deux lettres pour une jeune fille hantée par ses rêves
I O deux voyelles pour une jeune fille effarouchée par les songes qui lui enjoignent de se rendre au bord du lac de Lerne et de se livrer aux embrassements, aux attouchements du souverain maître Zeus.
La tremblante, la vierge, le rouge au front d’avoir ainsi rêvé ne sait pas qu’elle est le jouet des dieux, la monnaie trébuchante qui règle les comptes entre les maîtres de l’Olympe : Iynx, fille de Pan et d’Echo a fait boire à Zeus un philtre provoquant en lui un irrépressible amour ; submergé par le désir il ordonne à Io en songe de le venir rejoindre , de se soumettre, de lui appartenir.
La tremblante, l’effarouchée se confie à son père. Inachos consulte l’oracle
« ma fille il te faut obéir si tu ne veux être foudroyée ! »
L’obéissante, la soumise se rend dans les pâturages de Lerne. Zeus la voit, s’approche, la presse de venir avec lui dans la forêt ombreuse.
« viens donc goûter avec moi l’ombre fraîche, la mousse épaisse , viens donner à ton maître le temps du plaisir.. »
Mais déjà Io fuit et le dieu qui à travers le monde lance la foudre recouvre toute la région d’une épaisse et obscure nuée.
Désorientée, Io est perdue. Tente de fuir.
Zeus l’arrête net dans sa course et malgré ses supplications, fouille en elle et prend sa jouissance.
L’aède entonne alors
le chant de la femme forcée que le membre écartèle violent viole et troue profane et pénètre
altère torture contraint et brutalise déchire et asservit, opprime et transperce
Dans le nom de Io, les voyelles prémonitoires
Au même moment , Héra l’épouse mille fois trompée, surprise de cet inexplicable nuage, soupçonne une nouvelle ruse de son coureur de mari. Très vite elle descend sur terre, dissipe la nuée. Zeus n’a que le temps de métamorphoser Io, la violée, la raptée, en une génisse d’une merveilleuse blancheur. Génisse mais encore belle !
Héra exige l’animal : oui la génisse est belle, son regard si humain, et Zeus n’a pas son pareil pour les transformations animalières, cygne, aigle, taureau….Elle n’est pas dupe Héra ! Depuis qu’Arachnée a osé défier les dieux en représentant les amours de Zeus sur sa tapisserie, toute la terre est au courant. Elle va être encore la risée des commérages de l’Olympe !
Humiliée la déesse exige l’animal. Zeus tergiverse, biaise, esquive mais donne la femme-génisse.
Héra confie alors l’animal à son berger préféré, Argus, celui qui a des yeux plein la tête et devant et derrière, des yeux qui veillent tandis que les autres se reposent.
A Mycènes, dans le bois sacré, il attache à un olivier celle qui fut prise de force et réduite à l’état d’animal. Dans cette position humiliante où le taureau peut la saillir, elle se lamente : pour toute nourriture, des feuilles et des herbes, pour toute couche, la terre sèche, pour étancher sa soif, les eaux boueuses. Et ses plaintes sont des mugissements qui la terrifient. Elle voudrait tendre ses bras pour supplier mais il n’y a ni bras à tendre, ni qui que ce soit à supplier. Zeus est occupé à jouer ailleurs. La femme en exil dans la bête devient folle, hors d’elle.
Puis un jour où Argus lui a accordé une relative liberté, elle vient jusqu’aux bords de l’Inachus : elle se fait peur en s’apercevant dans les eaux claires et son père ne la reconnaît pas.
De son sabot elle trace sa nouvelle figure : ce A oblique, tête à cornes qui débute l’alphabet et de son désespoir surgit l’écriture . Puis elle dessine sur le sol les deux voyelle de son nom. Son père alors comprend et se lamente avec elle sur son sort. Argus les surprend et les sépare.
Zeus enfin semble apitoyé par le sort de celle qu’il a forcée.
Il s’adresse à Maïa, fils de la Pléiade : il lui ordonne de faire périr Argus. Mais c’est Hermès qui comme d’habitude va régler les petites affaires des dieux.
Sandales et chapeau ailés, la baguettes dispensatrice de sommeil dans son baluchon, il arrive sur terre métamorphosé en berger poussant devant lui son troupeau, tout en jouant de roseaux assemblés. Argus l’appelle. A l’ombre de l’olivier sacré il s’allonge pour écouter le chant des roseaux liés et s’assoupit. Toutefois jamais tous ses yeux ne se ferment en même temps. Il demande à Hermès l’origine de cette invention si mélodieuse.
Et Hermès lui raconte l’histoire de la naïade Syrinx, jeune vierge dédiée à Artémise. Pan à sa vue en tomba fou amoureux, devant ses prières, elle s’enfuit jusqu’au fleuve Ladon où elle supplia ses sœurs des eaux de la métamorphoser pour échapper au désir violent du dieu : soudain Pan sûr de lui et de la posséder ne tient plus dans ses bras que des roseaux d’où s’exhale une plainte, puis au souffle du vent laissent échapper un son ténu.
Le dieu charmé coupe, assemble les roseaux qu’il réunit par de la cire et donne à l’objet, le nom de la jeune fille.
Le récit d’Hermès n’est pas achevé pourtant tous les yeux d’ Argus se sont fermés. Pour l’endormir davantage Hermès le touche de sa baguette et aussitôt lui tranche la tête qu’il jette au loin.
La colère d’Héra est effrayante. D’abord elle recueille les yeux d’Argus et les dispose sur la queue de son animal préféré, le paon. Puis elle s’occupe de sa captive. Elle inflige à la femme –génisse une atroce morsure, celle d’un taon invisible qui la force à devenir une éternelle errante, une fugitive promenant sa terreur de par le monde. Elle marche, elle court, elle galope sans pouvoir s’arrêter, ni pour boire ni pour manger ni pour se reposer.
Elle traverse la Grèce, longe la côte qui après son passage devient Ionienne, court jusqu’au delta du Danube, contourne la Mer Noire, traverse le détroit qui sépare l’Europe de l’Asie, détroit qui sera désigné comme le Passage de la Vache, le Bosphore. Elle marche, elle court, elle galope, toujours hors d’haleine, elle fuit. Sur le Caucase elle rencontre Prométhée enchaîné pour avoir donné aux humains le feu volé aux dieux. Il lui annonce qu’un être de sa race naîtra qui bientôt le délivrera mais elle est déjà loin. Après l’Arabie, l’Inde l’Ethiopie, Io arrive en Egypte, épuisée, harassée. Elle suit le Nil et dès qu’elle atteint les lèvres liquides du delta, elle tombe à genoux implorant Zeus qui pour la deuxième fois daigne avoir pitié. Il lui apparaît dans toute sa majesté, de sa main divine lui caresse l’encolure : et IO redevient femme, aussi belle qu’auparavant, yeux allongés sous de grands cils noirs, formes pleines et gracieuses. Reste encore au fond d’elle la crainte de mugir mais elle retrouve sa langue et sa voix.
De la caresse de Zeus naîtra Epaphos l’enfant du toucher et IO s’installera sur la terre égyptienne et pour être un jour honorée de tous sous le nom d’Isis.
Ainsi chante Phémios pour Pénélope pressée par ses prétendants.
C’était dans le temps d’il y a longtemps, le temps où commençait l’Histoire par l’histoire des guerres qui commencent par le rapt des femmes
Et les temps n’ont guère changé pour celles jetées sur les chemins de poussière ou de neige, pourchassées, tenaillées par l’aiguillon du malheur
Femmes rudoyées plus que bêtes de somme
Capturées soumises au joug et à la verge
Dépouillées pillées rapinées souillées
Massacrées avant que d’être mortes
Femmes dévidées
Dans la nuit de l’exil, dans la poussière ou la neige, quand avec leurs enfants elles se nourrissent de racines, portent leurs parents sur le dos, peuvent-elles encore lever la tête et regarder au ciel la constellation Io qui leur montre la route ?
Conte publié sur conteur.com le 07-04-2004