Une invention de la mort, des naissances, de la lune et de l’arc en ciel.
Une invention de la mort, des naissances, de la lune et de l’arc en ciel.
Il y a des ancêtres tellement ancêtres, mêmes ancêtres d’Amazonie, ce sont aussi un peu les nôtres. Elle est tellement vieille, cette histoire là. Elle date de l’époque où la mort n’existait pas. Les naissances non plus, évidemment. Ni la lune. Ni l’arc en ciel.
Il y avait la terre. Sur la terre, la grande forêt. Dans cette forêt, un village. Dans ce village, une maison. Dans cette maison, un hamac. Dans ce hamac, une fille. C’est la nuit.
Un homme se glisse dans le hamac. Ils font l’amour. (Il y avait des filles, il y avait des gars : ils étaient là, sans trop savoir comment ni pourquoi).
Cette fille là, c’est sa sœur. Ce gars là, c’est son frère : Yobwë Nawa Boshka. Pas trop courageux à la guerre, pas trop acharné au travail, non : ce qu’il préfère, c’est faire l’amour avec sa sœur, dans le hamac, dans le noir, et dans le secret, parce que ces choses là, à l’époque comme aujourd’hui, là-bas comme ici, ça ne se faisait pas vraiment.
Bon. Elle : ça ne la dérange pas particulièrement, un homme en secret dans son hamac, mais quand même, elle aurait bien aimé savoir qui est celui qui vient la voir. Tous les jours sur la place elle scrute le visage des hommes : pas un signe, pas un clin d’œil.
Alors un matin, elle s’enfonce dans la forêt. Elle cueille des feuilles de génipa, la génipa, cette plante qui teinte la peau aussi profondément qu’un tatouage. Tout l’après-midi elle prépare sa mixture, qu’elle dépose le soir venu dans un bol, sous son hamac. Et la nuit, avant le moment suprême, comme on dit, elle y plonge les mains, elle enduit le visage de Yobwë Nawa Boshka.
Lui, a tout de suite compris. Il s’enfuit. Il court chercher du secours chez Botopa, son cousin, son beau-frère, son meilleur ami.
- Botopa réveille-toi regarde ces traces sur mon visage. Je dois partir m’enfuir loin d’ici, emmène moi faire la guerre, la guerre... Tiens, aux Bwenkonawas, je n’en ai jamais tué, jamais mangé, toi tu sais, apprends - moi.
- Oui, je sais - répond Botopa - je vais t’emmener, suis-moi.
(Les Bwenkonawas ennemis ce sont des petits nains féroces de l’autre côté de la rivière).
Botopa marche devant. Yobwë Nawa Boshka le suit. Ils traversent la rivière, arrivent en territoire ennemi.
- Pas de bruit, dit Botopa. Regarde ces palmiers, leurs feuilles sont coupées ; ils s’en servent pour couvrir le toit de leurs maisons, ils les portent sur leur tête, mais ils sont si petits, les feuilles trainent derrière eux, effacent leurs pas ; moi je sais, regarde cette trace, ils sont passés par là. Suivons - les ; laissons - les passer, cachés derrière un arbre. Tu sauteras sur la feuille de palmier du dernier, Celui là sera coincé, tu pourras le flécher.
Ce qu’ils font, tous les deux. Ils sont cachés derrière un arbre : les Bwenkonawas défilent. Le dernier est passé, Yobwë Nawa Boshka prend son élan, il saute sur sa feuille de palmier.
- Zut ! Où est - ce que c’est encore coincé ?
Quand le petit nain se retourne, c’est pour voir ce grand gars au visage barbouillé, prêt à le flécher. Mais il ne sait pas tuer, Yobwë Nawa Boshka, il reste planté, bouche bée, sans tirer. Et c’est lui qui est fléché. Tous les Bwenkonawas reviennent, attirés par les cris du dernier. Ils entourent le corps de Yobwë Nawa Boshka, ils lui coupent la tête, l’emportent dans leur village. Botopa les suit, se cache derrière une palissade. Il regarde : ce qu’il voit, c’est pas beau à voir. Les Bwenkonawas ont accroché la tête de son copain à une corde, au bout d’un piquet. Ils s’en amusent comme d’une cible. Ils lui lancent toutes sortes de projectiles, cailloux, braises, sagaies, crachats. Mais la tête de Yobwë Nawa Boshka vit. Elle bouge, elle tourne, elle virevolte, elle esquive les coups. Et les Bwenkonawas redoublent, ah ah !
- Je ne peux pas le laisser comme çà, pense Botopa. Il retourne dans la forêt. Il réfléchit. C’est la nuit. Une luciole se colle à lui : l’idée est là. Botopa appelle les lucioles.
- Lucioles, venez à moi !
Les lucioles s’agglutinent auprès de lui. À chacune il prend son abdomen, la partie phosphorescente de leur corps. Il en fait une pâte lumineuse, dont il s’enduit entièrement. Puis il retourne chez les Bwenkonawas. En dansant (en gesticulant). En chantant (en braillant). En brillant comme un fantôme : WOHO WOHOO WOHHOOO.... BOUH !
Et pfit pfit, tous les Bwenkonawas se dispersent dans la forêt, partis, disparus, on n’en parle plus dans cette histoire là, des Bwenkonawas. Botopa décroche la tête de son copain, câlin, il l’emporte sous son bras, il veut la ramener au village. Mais la tête de Yobwë Nawa Boshka pleure, parle, réclame :
-À boire ! Botopa, j’ai soif, donnes-moi à boire !
Botopa verse à boire à la tête de son ami. Mais l’eau... par la tête coupée... ça coulait, et Yobwë Nawa Boshka, enfin, ce qu’il en reste, n’étanche pas sa soif, et continue à réclamer sans cesse :
-À boire ! Botopa, j’ai soif, donnes-moi à boire !
C’est qu’il commence à en avoir marre, Botopa, de toute façon ce n’est pas normal, une tête qui parle. Il creuse un trou, profond, il enterre la tête de son ami, il tasse la terre avec ses pieds, il croit qu’il peut rentrer, tranquille, mais la tête de Yobwë Nawa Boshka surgit du sol !
Elle bondit, elle roule, elle boule, se bringuebale à sa poursuite :
- Botopa ne me laisses pas Botopa emmènes moi...
Botopa court, court jusqu’à la rivière. Elle est en crue : vite, une liane, comme une balançoire, hop ! de l’autre côté. Ouf, il ne passera pas. Mais la tête ne s’arrête pas : en long, en large, elle cherche un passage, et flop flop flop, en trois ricochets, comme un galet, de l’autre côté ! Cette fois Botopa a vraiment peur. Il court, il court jusqu’au village.
- Enfermez - vous, enfermons - nous. Dressez des barricades, dressez des palissades.
Il est insupportable, il est insatiable. La tête de Yobwë Nawa Boshka elle arriiiiiiive.
Tous les habitants dressent des barricades et des palissades autour du village. Mais comme la tête ne s’arrête pas de tourner pour chercher à rentrer, on appelle la mère de Yobwë Nawa Boshka. Elle se dresse au-dessus du mur :
- Vois ces traces sur ton visage. Penses à ce que tu as fait. Retournes dans la forêt. Tu n’as plus rien à faire ici.
- Moman, moman... Je serai sage, je me tiendrai tranquille. Laisse-moi rentrer, je me transformerai en quelque chose d’utile. Tiens : en gamelle.
- C’est ça, transformes - toi en gamelle, répond sa mère en espérant être débarrassée.
- Non, pas en gamelle, tout le monde me touillerait dedans. En feu ? non, je ne tiens pas à brûler. En arbre ? non, tout le monde me grimperait dessus. En sexe de femme ?
- En sexe de femme, mon fils ?
- Bon, pas en sexe de femme. Et dans le ciel, en étoile ?
(À chaque nouvelle idée, sa mère lui disait : c’est ça, mais ça ne convenait jamais).
- Pas en étoile, il y en a déjà tellement. En soleil ? Non, il y en a déjà un. En lune ?
Là, c’était une bonne idée : la lune n’existait pas encore. Yobwë Nawa Boshka a demandé qu’on lui apporte six bobines de fil de six couleurs différentes. Il a pris les bouts de fil entre ses dents, il a envoyé les bobines dans le ciel, où elles sont restées accrochées. Il a dit :
- Je vais m’installer dans le ciel en avalant ces fils. Mais attention : si quelqu’un montre du doigt cet arc-en-ciel en disant, tiens, un arc-en-ciel, au lieu de dire, tiens, voilà le chemin de Yobwë Nawa Boshka transformé, il y aura des morts. Et si quelqu’un montre du doigt la lune, en disant, tiens, la lune, au lieu de dire, tiens, voilà Yobwë Nawa Boshka transformé, il y aura des naissances.
Il a commencé son ascension en mâchant les fils. Il s’est aidé d’une petite chanson dont les paroles sont restées incompréhensibles pour tout le monde, même pour les gens de là-bas, les Indiens Cashinahua.
- Roniman roniman hawën tonton hawën tonton hawën kaïn shëani hawën kaïn shëani...
Au bout de trois jours il a disparu. On l’a revu seulement trois jours plus tard, sous forme de pleine lune.
Bientôt un homme a désigné du doigt l’arc-en-ciel : tiens, un arc-en-ciel. Il est mort aussitôt, et après lui toutes les autres personnes, chacune à leur tour. Un peu plus tard, une toute jeune fille a montré la lune : tiens, la lune. Aussitôt son sexe a saigné, et il y a eu des naissances.
Maintenant vous le savez, les taches sur la lune sont de génipa, que la soeur de Yobwë Nawa Boshka lui a tracé sur le visage. La lune ! l’arc-en-ciel ! Méfions-nous des histoires.
Christian Tardif.
D’après Le dit des Vrais Hommes. Mythes, contes, légendes et traditions des Indiens Cashinahua. Par André Marcel d’Ans. Gallimard nrf . L’aube des peuples. Paris, 1991.
Conte publié sur conteur.com le 07-04-2004