Il était une fois un berger nommé Pierre. Il n'avait peur de rien, mais ne le savait pas. Rien n'était survenu d'effrayant dans sa vie. Or, un jour qu'il gardait le troupeau de son maître, dans un pré, à la lisière d'une forêt, comme il mangeait son pain de midi à l'ombre d'un ormeau il entendit soudain, venant du fond du bois, un sifflement si déchirant qu'il se dressa d'un bond et se dit :
" Qui s'égosille ainsi est au bord de la mort !"
Il s'approcha du premier rideau d'arbres, écouta un instant, n'entendit plus que le vent.
Il franchit la lisière.
Alors l'appel lointain à nouveau traversa les verdures, et sa force parut aux oreilles de Pierre tant éperdue, souffrante et fascinante aussi qu'il se sentit captif et tiré droit devant, sans pouvoir résister, à travers, les feuillages et les buissons de ronces.
Il pensa :"Je suis fou, malheur, je vais me perdre!"
Mais son corps s'avança sans écouter sa tête jusqu'à ce qu'il parvienne au bord d'une clairière. Là il fit halte enfin. Au milieu de rond d'herbes environné de chênes était un cercle de feu. Au centre de ce cercle se tenait un serpent. Ce serpent était noir, rouge et jaune doré. Voyant Pierre apparaître il leva sa gueule au dessus du brasier, il la tendit au ciel et dit à voix humaine :
" Berger, je brûle ! Au nom de Dieu, sauve moi de la mort !
"si c'est au nom de Dieu que ce monstre m'appelle, pensa Pierre, je dois le secourir."
Il s'approcha, lui tendit son bâton ferré à travers les flammes, et le long du bâton le serpent s'enroula, et s'enroula aussi le long du bras de Pierre et s'enroula enfin autours de sa poitrine autour du cou de Pierre qui se mit à gémir, le souffle presque éteint :
" Est ce ainsi que l'on paie un service rendu au nom du tout puissant ?
Le monstre répondit en sifflant contre sa tempe :
- Homme, ne crains pas. Si je te tiens serré, c'est que j'ai grand besoin, encore, de ton aide. Je suis le fils du roi des serpents, et tu dois me ramener au palais de mon père.
- Monstre, je ne peux pas. J'ignore où il se trouve.
- Qu'importe, moi je sais. Va tout droit.
Pierre s'en fut tout droit, puis à gauche et à droite, escalada des rocs, franchit des passes sombres. Il s'en fonça si loin dans l'ombre du sous-bois qu'il parvint en un lieu inconnu des oiseaux. Il perdit le nord et le sud dans d'obscures broussailles. Les rayons de soleil sous l'épaisseur des branches se firent plus menus que des fils d'araignée. Encore il chemina dans les profondeurs vertes. Devant lui soudain se dressa un haut portail aux étranges battants. Ils n'étaient pas de bois, ni de faire, ni de pierre. Ils étaient faits de milliers et milliers de vipères enchevêtrées. Au seuil de ce portail Pierre s'arrêta.
- Nous voici parvenus au lieu le plus secret du monde, lui dit le fils du roi des serpents. Homme, écoute moi bien. Mon père règne ici. Tu le verras bientôt. Pour prix de ta bonté, il te demandera ce que tu veux de lui. Sache qu'il est un bien plus précieux que tout autre. Lui seul peut te l'offrir. c'est le langage obscur.
Il siffla trois coup. Le portail de vipères aussitôt se défit.
Un palais, apparut, à nul autre semblable. Ses colonnes étaient des arbres millénaires. Sa voûte était de feuilles, ses murs de brume opaque. Au bout d'une longue allée était un trône fait de racine mêlées. Le roi des serpents se tenait là noblement assis. Pierre s'approcha de lui, mit un genou à terre et resta tête basse, sans oser regarder cet être magnifique aux yeux terrifiants. Au dessus de sa tête il entendit ces mots :
- Tu as sauvé mon fils, homme merci à toi. Veux-tu quelques diamants pour prix de ce service ?
- Je veux plus, je veux moins, dit Pierre, à voix tremblante.
- Quelque poignées d'argent ?
- Beaucoup plus, beaucoup moins.
- Une charretée d'or ?
- Seigneur, je veux le langage obscur.
- Que demandes-tu là, imprudent ? gronda la voix soudain terrible. Sais-tu que si je te donne le secret du langage obscur tu ne devras jamais le révéler à personne, sous peine de mourir sur l'heure ? Il te pèsera lourd. Sauras-tu le garder ?
- Seigneur c'est mon affaire.
- Fort bien, dit la voix sombre après un long silence. Approche ton visage.
Pierre ferma les yeux et tendit la figure, sentit dans ses oreilles, la droite puis la gauche, se darder vivement une langue fourchue.
- Homme, tu as maintenant le langage obscur. Va, murmura la voix.
Pierre se redressa, il tourna les talons, sortit du palais et se mit à courir à travers la forêt, et courrant follement s'émerveilla bientôt, car la rumeur du vent dans les arbres feuillus l'appelait par son nom et lui contait merveilles, et les chant des oiseaux lui souhaitait le bonjour, et les bruissements d'herbes, et les mille rumeurs des buissons traversés parlaient, chantaient, riaient à ses oreilles neuves. Mille voix et chansons ainsi l'accompagnèrent jusqu'à la lisière du bois où était son troupeau.
Il s'assit essoufflé à l'ombre de l'orme où il avait laissé son pain et sa serviette. Il ouvrit son couteau pour déjeuner enfin. Alors il entendit sur une haute branche deux corbeaux croasser. Il comprit leur langage. Il était simple et net dans la paix du midi. L'un dit à son compère :
- Vois-tu cette dalle qui couvre le caveau où un vieux coffre d'or attend qu'on le découvre ? Là, est un nid de vers charnus et succulents.
- Où donc ? répondit l'autre. Je suis vieux, ma vue baisse. Je ne distingue rien.
- Regarde le bélier. Il est couché dessus.
Pierre aussi regarda. " Ainsi donc, pensa-t-il, un trésor est enfoui sous cette pierre plate où se tient le bélier. Oh, la bonne nouvelle !" Il planta son couteau dans son croûton de pain, courut à la maison où son maître fumait tranquillement sa pipe en lisant un journal vieux de quelques années.
- Viens vite, lui dit-il.
Ils s'en retournèrent au pré, soulevèrent la dalle, virent au fond du trou un coffre vermoulu, le hissèrent sur le pré, l'ouvrirent, restèrent bouche bée. Il débordait d'or. Après qu'il eurent ri, chanté, dansé la gigue, le maître (un homme bon, bénie soit sa famille) prit Pierre par le bras et lui dit :
- Tu as besoin de tout, je n'ai besoin de rien. Prends ce trésor et fais-en ton profit. Achète une maison, des vignes, des champs, des troupeaux de chevaux, de vaches, de moutons, engage des bouviers, des bergers, des servantes, épouse enfin ma fille et vivons tous heureux.
Et pierre fit ainsi. Il acheta maison, champs, vignes et troupeaux, engagea quelques bonnes gens du voisinage, prit femme et vécut satisfait jusqu'au prochain Noël.
Or, ce beau matin-là, comme il disposait la paille de la crèche devant la cheminée, sa femme lui trouva la mine chiffonnée. Elle lui demanda :
- As-tu quelque souci ?
Il répondit :
- Je me souviens du temps où je passais ces jours de la Nativité tout seul avec mes bêtes, sans amis, sans épouse. Je pense à nos bergers qui sont comme j'étais encore l'an dernier. Femme, je ne veux pas que la nuit où Dieu naît ils se sentent oubliés autant que j'ai pu l'être. Je veux qu'ils soient contents. Nous allons donc ce soir leur porter des cadeaux, quelques flacons de vin et des dindes rôties, afin qu'ils réveillonnent comme des bons chrétiens. Ainsi fut bientôt fait. L'une sur sa jument, l'autre sur son cheval, ils montèrent aux enclos où étaient les bergers. Dès qu'ils furent rendus, Pierre les embrassa tous, et leur dit bonnement :
- Buvez, faites bombance, cette nuit est à vous. Ne vous souciez pas des bêtes.
J'en prendrai soin jusqu'au prochain matin.
Il veilla toute la nuit, puis dans le jour levé il salua son monde, appela son épouse, battit la croupe de sa monture d'un grand coup de chapeau, et tous deux s'en allèrent.
Or, comme ils cheminaient sur la lande déserte, Pierre entendit soudain parler son cheval. La bête grognassa quelques remarques acerbes sur l'état du chemin, puis souffla des naseaux, remua sa crinière et dit à la jument que montait sa femme, et qui traînait un peu les caillasses :
- Presse toi donc, il va bientôt neiger, et la route est encore longue avant l'écurie !
- Hé, trotte donc, répondit la jument, luttant derrière lui contre le vent glacé. Tu peux aller bon train, tu ne portes qu'un homme !
- Et que portes-tu donc, dis-moi, de plus pesant ?
- Trois vies, l'ami, trois vies ! Un poulain dans mes flancs, sur mon dos une femme, dans son ventre un enfant !
Pierre, entendant cela, partit d'un grand rire émerveillé.
" Un enfant, pensa-t-il, bonté divine !" A nouveau il se prit à rire à grand éclats.
Sa femme, étonnée par cette joie subite, poussa jusqu'à lui sa monture et lui demanda pourquoi que diable il se réjouissait ainsi tout seul. Il s'en fallut d'un rien, tant il était heureux, qu'il n'avoue le secret qu'il lui fallait garder.
- J'ai ri, dit-il, c'est vrai. Femme, j'ai mes raisons. Tu n'en sauras pas plus.
Sa compagne, piquée, sentit ses joues rosir. Une lumière vive s'alluma dans ses yeux.
Il refusait de dire ? Elle ne voulut savoir qu'avec plus d'impatience. Pierre resta muet.
Elle le harcela, fit semblant de pleurer, se plaignit hautement qu'on la tînt à l'écart des choses importantes.
- Femme, lui dit son homme, si je parle je meurs. Veux-tu donc être veuve ?
Il espérait clouer le bec à la jolie. Hélas, il ne fit qu'aiguillonner sa hargne. Les femmes sont ainsi. Quand on veut leur parler, " cause toujours bonhomme". Mais quand tu veux garder quelque chose pour toi, les voilà tout à coup affamées de l'oreille.
- Je m'en moque, lui grinça-t-elle au nez. Le jour de notre mariage, nous nous sommes promis de n'avoir jamais de secret l'un pour l'autre. Tiens ta parole brigand.
Ils étaient parvenus dans la cour de leur ferme.
- Fort bien, tu sauras donc, dit Pierre, résigné. Mais puisqu'il me faudra aussitôt trépasser permets-moi, s'il te plaît, de dire adieu au monde.
Il fit porter son lit au seuil de sa maison, se coucha dessus et salua le ciel, les nuages, le vent, ses outils dans le cour, ses champs, ses vignes, son chien qui lui léchait les mains en gémissant. Pierre le caressa, puis sortit de sa poche un morceau de vieux pain.
- Mange, compagnon, c'est mon dernier cadeau, lui dit-il tristement.
La bête répondit :
- Maître, je n'ai pas faim.
Le croûton tomba dans l'herbe. Un coq, passant par là, s'en vint picorer avec une vigueur si joyeuse et gourmande que le chien lui grogna :
- As-tu donc un caillou à la place du cœur ?
- Pourquoi ? demanda l'autre.
- Notre maître se meurt. Toi, tu manges, content, sans souci de sa peine.
- Bon vent, s'il veut périr ! répondit le coq. Ce ne fera qu'un fou de moins dans ce bas monde. En vérité, l'ami, il n'entend rien aux femmes. Il vivrait, et fort bien, s'il savait ce qu'il faut à la sienne.
- Et que faut-il, dis-moi ?
- Quelques coups de bâton sur ses fesses dodues. Ainsi lui passerait l'envie de poser des questions qu'elle ne doit pas poser.
" Sacredieu, pensa Pierre, ce bougre parle d'or." Il bondit hors du lit, prit un manche de pioche, entra dans la maison. Sa femme chantonnait en faisant la cuisine. Il lui vint droit dessus en grondant le poing haut. Elle se tourna vers lui.
- Mon homme, lui dit-elle, cessons nos disputes, car je crois que je porte un enfant dans le ventre.
Elle baissa la tête en souriant tout doux. Il l'a prit dans ses bras. Elle lui dit encore :
- Que voulais-je savoir ? Je ne m'en souviens plus.
- Qu'importe, lui dit-il.
Et ils rirent ensemble.
Henri Gougaud- l'arbre d'amour et de sagesse - contes du monde entier - seuil - 1992